samedi 4 juillet 2009

Coup de lune a Rhodes

Vagabonder sous différents cieux sans se soucier des contingentes divisions du monde aide a se sentir partout chez soi - c'est un sentiment qui se dilate, se décentre, jusqu'a ce que le "chez soi" se confonde tout a fait avec l'ici et le maintenant. Mais il y a des lieux ou l'on se sent mieux que d'autres. Arriver a Rhodes est un soulagement après les villes modernes et hideuses de la cote turque. L'imagination peut a nouveau accompagner les pas du promeneur, avant de se faire ramollir par le soleil, et de ressentir l'envie irrésistible de se rendormir. S'endormir sur un vieux banc d'une petite place ombrée par un oranger et un vieux mur branlant, isolé et majestueux.


On voit des ombres passer dans les ruelles que d'autres ne voient pas. Des chiffres (-408, -167, 1522, 1912) que d'autres n'ont que faire. On se laisse fasciner par l'apparition de pierres sous un nom, Rhodes, virtuellement si familier et pourtant si lointain il y a encore peu. Rien a beaucoup changé depuis la fin du Moyen Age. L'absence de voiture aide a s'imaginer du temps ou les chevaliers de St Jean vivaient sur l'ile, avant d'en etre expulsés a littéralement 1 contre 100 par les armées de Soliman le Magnifique et d'etre forcés de migrer vers l'ile de Malte.
Meme l'éclairage nocturne, faible et parsemé, préserve cette atmosphère mediévale : des zones ou de belles pierres sont eclairées contrastent avec des zones, plus reculées, s'enfoncant vers l'obscur, vers des profondeurs horizontales et verticales (il est difficile de soupconner ce qui git sous une telle ville ou se cachent d'autres villes successivement recouvertes au fil des siècles).

Vivent sans nulle doute des fantomes et des spectres dans ces ouvertures béantes sur d'autres moments du temps. J'y ai rencontré des chevaliers en armes pret a se ruer sur des hordes d'infidèles - les memes que j'avais rencontré a Birgu en face de Valletta. J'y ai vu un vieux juif en haillons qui, monté sur un ane et transportant, sans que personne ne le sache, des monceaux de pierres précieuses, s'en allait pour un tour de la péninsule arabique sur la trace de ses compatriotes errants. J'y ai croisé un lord bohémien que je connais bien. L'ombre d'une longue pipe déambulant sur les murs et qui disparaissait avant que je puisse l'atteindre. Des bruits aussi. Des bruits de voiles. Des miaulements de chats qui ne cessent de nous fixer de leurs grands yeux du haut des murs sur lesquels brille la Lune coupée en deux par l'ombre de la Terre. Le bras soudainement attrapé par une Portugaise exilée - sursaut. Des odeurs et des gouts nouveaux. Au fond d'un de ces jardins urbains et sauvages (quelque fois ces deux adjectifs ne s'opposent plus), que la vieille ville dissimule jalousement derrière chacun de ces murs, j'ai mangé pour la premiere fois de la pieuvre et d'un légume dont le nom m'est inconnu en francais. Cela sur une très vieille table en bois couverte de tomates, de feta, de tatziki, de langoustines, de poissons pechés par notre hote et qu'on mange ici, naturellement, avec les mains, de bières, de vins et d'ouzo (un mélange qu'on regrette vraiment le lendemain).


Cette petite ville de quelques milliers d'ames, qui est plus un village d'un autre age coincé au milieu d'une ville aux allures plus modernes, a sans doute retrouvé son cosmopolitisme d'antan. Petite communauté fermée ou tout le monde se connait (la derniere affaire locale est celle d'un jongleur qui s'est fait expulsé d'une place par la police, la rumeur se portant sur le tenancier d'un bar mal-aimé), mais en meme temps très internationale, très européenne.


Ce soir la, lorsque nous sommes arrivés dans ce jardin fantomatique (a moins que ce soit mon état qui l'était déja), d'ou parvenait des sons chauds et dansant des Balkans, étaient attablés un Suisse de Neuchatel, un plongeur grec et Pedro, moitié patagon moitié gallois, ayant parcouru la planète dans sa jeunesse et affligé de quelques secrètes afflictions. La longère, une ancienne écurie du XIVe siècle, qu'éclairaient respectueusement toutes les bougies de la tablée, est divisée en deux : d'un coté, durant l'été, vit le plongleur, de l'autre Pedro. Lorsqu'on entre a l'interieur, on se retrouve sous une voute blanche au fond de laquelle est accrochée une magnifique carte du monde et a gauche une énorme mappemonde répresentant le monde de l'imaginaire médieval. Je ne peux m'empecher de mettre mon doigt sur ma position et de realiser avec excitation et effroi le chemin qu'il me reste a faire – l'effroi est a la mesure de l'excitation : il s'agit de l'effroi de ne pas avoir pas assez de fond pour arriver jusqu'au bout... ce qui serait bien l'unique tragique événement qui puisse aujourd'hui m'arriver. L'unique fatum qui me poursuit. Ennemi redoutable du Hasard, pour lequel je vis comme d'autres vivent pour la bourse.

Plus tard dans la soirée, alors que plusieurs Grecs et une Espagnole nous avaient rejoints, un gars s'est presenté, demandant une certaine Daisy. L'Espagnole et mon hote (qui ressemble a Chavela Vargas et qui a toute la gaieté d'une personne triste) lui ont expliqué qu'elle ne vivait plus ici depuis 4 ou 5 ans. Le pauvre homme avait l'air tout desemparé, pressé, inquiet. Il n'arretait pas de demander si on savait ou elle était. Il parvint a refuser les dix-huit ouzos que tout le monde s'est empressé de lui offrir, lui tendant des sieges, des assiettes pleines de bonnes choses. Il declinait tout poliment, revenait a son sujet, puis finalement s'enfuit dans la nuit.



Ces étranges visions ont continué a se meler et a hanter le reste de la nuit, du jour et de la nuit suivant. Ce genre de lieu magique et sournois sont a redouter quand on a de la route a faire. J'embarque cette nuit pour la Crète.