mardi 3 novembre 2009

Etranges rencontres

Je me suis retrouvé, un de ces soirs de drôle de spectacle au Sailor Club d’Aden, attablé en compagnie de 3 joyeux lurons. Ils parlaient tout seul, chacun de leur côté, proférant des histoires tout à fait étranges, de sorte que, mêlées au bruit général, j’en ai pu tirer que des bribes décomposées et sans suite.

Le premier devait avoir quelques années de plus que moi. Il parlait en français mais avec un accent du nord. Il était impeccablement rasé, les cheveux ras, et vêtu d’un complet blanc immaculé. Le seul d’entre nous à ne pas avoir une goute d’alcool dans le sang. Sa voix était sourde, d’outre-tombe. En ne regardant nulle part, ses yeux lançaient pourtant des regards féroces. Ses mots résonnaient de façon si brutale et si évidente qu’en les écoutant le brouhaha du club se retrouvait en perspective renvoyé dans son état de contingence élémentaire.
Il m’expliquait qu’il était arrivé dans le coin récemment pour trouver une activité lucrative après avoir sillonné la Rouge en vain. Il avait finalement trouvé quelque chose au Harar et allait traverser le détroit dans quelques jours.
« Cet endroit est maudit, murmurait-il, c’est un endroit maudit pour gens maudits. Cette mer de sang et sa porte des larmes sont l’antichambre de l’enfer. Ses rivages incandescents marquent aux fers rouges le foutu trouvère ». Je perdis le fil de ce qu’il disait, puis ressaisis quelques mots de son fou discours (il donnait l’impression de n’avoir pas parlé à quelqu’un depuis des lustres) : « tanner la peau », « exportation de moka », « piton rocheux », « faire mes affaires », des mots arabes et amhariques. Encore plus tard, j’entendis ceci distinctement : « la réalité rugueuse me délivrera de ma folle prétention. Je me suis dit fils du soleil, j’ai même cru être son père. Mon châtiment sera terrible. Je me brulerai la peau et je retournerai à la terre. Paysans ! dit-il en haussant un instant la voix, nous sommes tous des paysans... ».
Finalement, assez vite, il se leva, prit son chapeau, fit l’effort sociable de nous expliquer qu’il ne se couchait jamais après 10h, et quitta les lieux.

Je puis alors me concentrer un peu plus sur la conversation des deux autres. Le premier était français mais sa peau était couleur de cuivre et ses vêtements très simples et usés faisaient contraste avec ceux du premier acolyte. Je l’ai aperçu à plusieurs reprises, au milieu de la conversation, brandir son petit appareil photo et saisir en un éclair une scène dont l’image venait par là d’être arrachée de la séquence dans laquelle elle s’insérait provisoirement et d’acquérir ainsi le sens qu’elle n’a pas au préalable.
Hâbleur et ivre, il se lance dans le récit de ses occupations en Mer Rouge.
Son business consiste à importer depuis le Péloponnèse du charras vers la Côte Française des Somalis au fond du golfe de Tadjoura. Tout en évitant la route trop contrôlée des Indes, l'idée « de génie » est d'utiliser tout simplement les Messageries Maritimes et d'échapper ainsi au contrôle de la Royal Navy autour du Canal. Depuis Djibouti, il remonte sa cargaison le long des côtes du Soudan avec son boutre jusqu'en Égypte ou se trouve ses principaux clients. Il prétend que nul ne connait mieux que lui les côtes et les fonds de la Mer Rouge, si ce n'est le commodore Moresby qui en a dressé les premiers relevés hydrographiques, et encore...
Il est arrivé il y a quelques heures à Aden où il essaye de retrouver un de ses associés qui lui a volé sa dernière cargaison. Fou de rage, il appareille avant l'aube pour Socotra puis les Seychelles où ce gredin se dirigerait d'après un agent d'Aden toujours au courant des milles affaires qui agitent le monde de ces trafiquants d'armes, de charras et même, dans certains cas, d'êtres humains, entre Suez et la côte de Malabar.

Le troisième drille de notre tablée était un homme pour le moins intriguant qui semblait mettre ses services tantôt au service de la Couronne, tantôt, le plus souvent visiblement, au service de lui-même. Ce qu'il nous racontait était tellement incroyable que j'aurai douté de ses histoires, si son discours n'avait été un peu moins convaincant, coloré et colérique.
Il disait avoir pénètre la Mecque l'année précédente et était maintenant à Aden avec l'idée de mettre le pied a Zeilah pour de là atteindre l'impénétrable Harar. Après quelques contes fantastiques débités à travers sa foisonnante moustache, il se rendit compte que l'autre compère, qui de toute façon, plongé dans son énervement d'homme obstiné et monomane n'essayait absolument pas de l'écouter, n'entendait pas mieux l'anglais qu'un vulgaire pirate zaranig. Il continua alors imperturbablement son soliloque ésotérique en hindoustani.

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